Philippe Guerdat a abandonné une carrière de cavalier professionnel pour se consacrer à l’entraînement de son prodige de fils, Steve. Aujourd’hui, ils ne passent pas un jour sans se téléphoner des quatre coins du monde
Philippe Guerdat, l’expression bonhomme des copains de bistrot, et 10 centimètres plus haut: Steve, le visage plus sombre. Un père et un fils dont l’univers est peuplé d’oxers, de verticaux, de triples barres et de combinaisons. Gagnantes bien sûr. Cavalier de trempe internationale, Philippe a quitté les lumières de la piste pour mettre le pied à l’étrier à son fils cadet, surdoué du saut d’obstacles. Le sacrifice ne fut pas vain, Steve est à 27 ans numéro 8 dans la hiérarchie mondiale.
Ce jour-là, rassemblés dans l’écurie de Steve Guerdat à Herrliberg pour un entretien plusieurs fois repoussé, ils acceptent timidement d’évoquer leur relation. Un peu empruntés par l’exercice. Toujours disponibles et polis, ces Jurassiens-là ont l’œil aussi farouche que ces chevaux qu’ils aiment tant.
Propriétaire d’une écurie à Bassecourt, c’est tout naturellement que Philippe a hissé dès son plus jeune âge son fils sur le dos dodu des poneys de la maison. «Mais je n’ai jamais sauté à poney», précise Steve.
Pour entraîner au mieux le jeune poulain, Philippe prend alors la décision de mettre fin à sa carrière sportive. «Il fallait quelqu’un pour l’encadrer, or j’étais toujours en concours et j’avais quand même une écurie à gérer. Mais je ne regrette rien, j’ai pu donner toutes ses chances à mon fils et je n’aurais pas voulu monter un jour de plus.»
Souvent absent, Philippe était à la maison un père plutôt indulgent qui profitait de chaque minute passée avec ses fils. Mais, pour l’équitation, il se révèle un instructeur impitoyable. «La jeunesse sportive de Steve a été assez pénible parce que je tenais à lui montrer tous les mauvais côtés de ce métier. Il a dû faire des stages, nettoyer les écuries, ce que ne font normalement pas des jeunes de cet âge-là. Il fallait être sûr qu’il veuille devenir cavalier parce qu’il était doué à l’école et que sa mère voulait absolument qu’il fasse des études.»
Philippe Guerdat entraînera Steve jusqu’à ses 20 ans et son départ aux Pays-Bas. Quand on l’interroge sur les moments les plus importants de sa vie, il réfléchit, cite les dates de naissance de ses enfants, puis enlève sa montre et consulte le boîtier. «Le 9 mai 1999», c’est le jour de la première victoire de Steve en Grand Prix. Il a gagné cette montre et me l’a donnée.»
Cette adolescence passée sous l’autorité de son entraîneur de père n’a pas affecté la tendresse de Steve pour son père. «Il y a des problèmes quand les parents n’y connaissent rien ou quand ce sont des gamins gâtés qui font ça comme hobby, mais du moment qu’on veut devenir pro, la relation devient plus professionnelle qu’amicale ou familiale.»
Une relation professionnelle qui n’a jamais permis à Philippe de voir sereinement son fils évoluer en concours. Entraîneur de métier et habitué à vibrer pour ses poulains, il n’apprécie pourtant de voir Steve qu’en différé, sur DVD. «Quand il est en piste, je ne suis vraiment pas quelqu’un de bien. J’ai le cœur qui frappe tellement fort que je n’arrive pas à me maîtriser, alors que j’y parviens dans pratiquement toutes les situations.» Il arrive même fréquemment à Philippe de venir voir une épreuve mais de partir quand c’est au tour de Steve de s’élancer. La peur d’un mauvais résultat est trop forte. «Je sais bien qu’avec les chevaux il y a toujours des hauts et des bas. Mais Steve a un caractère tellement dur de ce côté-là… Il n’aime pas perdre.»
Des exploits paternels en concours, en revanche, Steve ne garde que peu de souvenirs. Celui d’avoir été réveillé en pleine nuit par sa maman pour les suivre aux Jeux olympiques. «J’étais impressionné de le voir monter, mais je ne connaissais pas encore assez le sport pour vraiment me rendre compte de la valeur de ce que je voyais», regrette-t-il. Il a 13 ans lors de la retraite sportive de son père et ne réalise pas que son talent est à l’origine de cette décision.
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Même depuis que Steve a quitté le giron familial, Philippe n’a jamais abandonné son rôle d’entraîneur et de conseiller. Quand il s’est retrouvé en difficulté après avoir quitté les écuries de Jan Tops, il a sollicité un de ses vieux amis, Yves Piaget, devenu depuis le nouveau propriétaire des chevaux de son fils. Et quand, après une longue année de passage à vide, Steve remporte le Grand Prix du CSI de Genève en 2006 devant un public hurlant de joie et pleurant d’émotion, c’est les larmes aux yeux qu’il dédie cette nouvelle victoire à son père. «Je ne l’ai peut-être pas assez écouté dans ma voie en solitaire. Mais c’est à lui et à d’autres que je dois toute l’émotion que je vis aujourd’hui.»
Bien qu’il suive avec émotion l’évolution de son fils, Philippe refuse d’en tirer la moindre gloire. «Je ne me suis jamais profilé au travers de ses résultats. C’est sa vie, sa carrière. Et comme je le dis toujours, ce sont les bons cavaliers qui font les bons entraîneurs.»
Pudiques, le père et le fils affichent discrètement leur complicité. «Mon père a un grand cœur, confie Steve. Il est très loyal, très correct. C’est certainement grâce à tous ses efforts que j’ai pu mener une carrière plus facile que la sienne.» Se ressemblent-ils? «Oui, assez, répond Philippe. J’étais aussi un peu introverti dans ma jeunesse. Peut-être que j’ai évolué un peu différemment parce que j’ai gagné moins que lui étant jeune.»
Et à cheval? «J’espère que non», s’amuse-t-il. «C’est difficile à dire, car l’équitation a beaucoup évolué, nuance Steve, dont le style impeccable a toujours suscité l’admiration des esthètes. Par exemple, un cavalier comme Ludger Beerbaum monte complètement différemment qu’il y a quinze ans.»
Une dernière question: Steve pense-t-il devenir lui-même père un jour? Trop jeune et trop concentré sur sa carrière, le cavalier de 27 ans ne songe pas encore à prendre femme et enfants. Il sait pourtant déjà à quoi devra ressembler un jour sa famille. «Le jour où j’en aurai une, je voudrai la même que celle que j’avais en étant enfant.»
Source: Le Temps 25.08.2009